Retrouver le spontané

              Par Daniel Odier

Au départ nous avons la compréhension totale qui se situe en deça de la dualité et de la non-dualité. Un enfant qui pendant deux heures, fasciné, observe une chenille qui progresse sur une feuille est dans la compréhension totale. Sa curiosité de la vie est telle qu’à aucun moment, il ne va croire qu’il y a lui en train d’observer la chenille. Il est en parfaite union, il n’a pas besoin de concepts, d’enseignement, de méditation, de voie, de réalisation, d’éveil, car ce qu’il vit spontanément est un état d’éveil. Pendant cette observation, sa respiration est cosmique, ses gestes harmonieux et doux, il n’a pas besoin de yoga, de travail sur le corps. Mais l’esprit de cet enfant est encore fragile, il est sensible à l’agitation, au manque d’amour, à l’agressivité qu’il peut observer autour de lui, aux concepts religieux qui véhiculent la faute, l’indignité, la séparation, la souffrance. Peu à peu il va être contraint à abandonner le territoire de la totalité pour s’aventurer dans la différence. (…) Pourquoi pensez-vous que des maîtres de toutes les traditions ont répété qu’il ne s’agissait que de retrouver l’enfant, le spontané, le naturel ? (p.71)

Le corps est le lieu de la compréhension

Notre propre corps est l’immensité. Il contient la totalité des mondes. Il est sagesse illimitée, paix profonde, joie inépuisable. Dès que le mental s’apaise, émerge le corps en lequel se livrent aux jeux de l’amour l’espace et la liberté innée dont le corps est dépositaire. Sans l’obstruction du mental, chaque être réaliserait que son corps recèle toutes les splendeurs divines qu’il recherche à l’extérieur. (p. 29)

Lorsque vous êtes présent au corps, à la sensorialité, votre esprit participe à cette extase, mais plus en dictateur. Il est là, émerveillé et paisible, jouissant physiquement, car dans la présence et le relâchement, le cerveau produit des endomorphines, des hormones sécrétées par l’hypothalamus, euphorisantes et antalgiques. Se concentrer sur le corps est simplement un retour à l’équilibre, au fonctionnement naturel, organique. C’est retrouver un territoire de plénitude où rien ne manque.(…) Comment expliquer l’extase qui nous prend lorsque nous nous abandonnons à l’océan, lorsque nous traînons dans le sable, lorsque nous jouissons des odeurs de la forêt, de la lumière, lorsque de l’océan de notre mère nous émergeons soudain. (p. 122)

Dès l’origine, ma vision était profonde, mais elle a été distordue par les maîtres que j’ai consultés » a dit un maître ch’an.

De la manipulation spirituelle

Nous sommes manipulés par des pseudo-sages qui arborent un éveil de pacotille associé à un ego surdimensionné. Ces illuminés prennent soin de nous faire glisser dans un système qui nous lie pieds et poings au devenir. (…) La plupart des scélérats qui font métier d’enseigner ne transmettent que leur propre désarroi pour continuer à gagner leur vie et satisfaire leur ambition. Où se situe le mensonge? La plupart ne connaissent pas l’état dont ils parlent et ceux qui le connaissent le rigidifient avant de le restituer. Comme disait Lin-T’si, c’est « mettre dans sa bouche des morceaux de merde pour les recracher à d’autres ».(p. 7)

Nous sommes à une époque où l’esprit boutiquier domine. Les petits maîtres forment de petits groupes où l’approbation et la louange tournent en circuit fermé. Ces « familles » vont bien, mais vous, non. Les affaires sont bonnes. Les lobbies d’éveillés paradent et entassent colloques sur stages. Tout le monde se tait car on soupçonne qu’il n’y a pas plus violent que les éveillés si quelqu’un touche au business sacré.  Je prends le parti de ceux qui cherchent et je doute de ceux qui ont trouvé, car ils sont morts. Rien de plus vivant que la quête, rien de plus beau, pour autant que l’on cesse de chercher à l’extérieur du Soi. A l’aspirant prêt à affronter sa solitude absolue et à réaliser qu’il n’y a rien à attendre des autres – fussent-ils illuminés certifiés conformes- j’offre ce bouquet iconoclaste où les plus belles fleurs du tantra et du ch’an éclosent à travers les textes d’êtres réellement libérés pour nous montrer simplement que nous sommes ce que nous cherchons et qu’un chemin direct permet de retourner à soi-même. (p. 12)

Ce n’est pas en cirant les pompes des indigents qui dispensent un enseignement de deuxième main que vous vous sortirez d’affaire. Cessez de vivre dans la peur, de surestimer ceux que vous avez choisis, entrez dans un rapport direct fondé sur la non-différence. (…) La soumission n’a jamais mené personne à la libération. (p. 37-38)

Si vous partez loin de vous-même, à la recherche d’un ami de bien en espérant qu’il vous libèrera, vous ne trouverez jamais rien ni personne, car c’est en reconnaissant votre ami intérieur, votre propre esprit, que vous parviendrez à la libération.

Daniel Odier à Paris, le 27 janvier 2019 « Les Yogini à la source du Tantrisme Cachemirien »

Extrait : « Il y a eu une influence chinoise très forte sur les premiers tantriques cachemiriens. Réciproquement. Et après, plus tardivement, à partir des invasions arabes du XIIème siècle, au nord de l’Inde, il y a eu cette connexion merveilleuse et magique avec les soufis. Les tantriques se sont toujours entendus magnifiquement avec les soufis parce qu’ils ont partagé la même idée d’une danse cosmique, une danse qui allait faire exploser le corps aux dimensions du cosmos, ont partagé un amour fou de la poésie, tous les tantriques lisaient Rūmī, Attar, El Hallaj, tous les grands poètes et philosophes soufis, et le contraire était vrai aussi. Si bien que presque tout ce qu’on sait des maîtres tantriques du début, en tout cas à partir du XIIème siècle, on le sait à travers les écrits soufis, parce que les soufis étaient plus sérieux que les tantriques, ils écrivaient tout ce qui se passait à leur époque, ils écrivaient la vie des maîtres, la vie de la société, il y avait une tradition historiographe à cette époque…  Ils avaient ce même amour de la musique aussi qui faisait partie intégrante de la Voie, ce qui fait qu’à partir du XIIème siècle, les soufis et les tantriques pratiquaient ensemble, même musique, même style de poésie, même beauté poétique, même vision d’une danse qui fait éclater le corps… Donc si vous lisez les premiers textes sur les tantriques, ce sont les textes en persan, en arabe, les tantriques n’ont rien écrit, ils étaient trop occupés à faire Un avec le cosmos. »