« Cette nuit-là, alors qu’il priait, je me mis à danser derrière lui, au son du fleuve qui coulait en contrebas. Ensuite, nos deux silhouettes se mêlèrent, sur les parois de la grotte, n’en faisant qu’une. Sur la route du retour, regardant la lune et le soleil, je lui dis que le clair de lune était lui et que le soleil était moi. Il n’y avait là aucune suprématie, aucune domination. Car les yeux n’atteignaient pas le soleil alors qu’ils pouvaient accéder à la lune. Les yeux regardaient la lune, qui regardait le soleil, qui regardait la lune. J’étais le soleil qui regardait la lune. Je n’avais d’yeux que pour lui » — Les paroles de Shams de Tabriz | L’Affamé de Nahal Tajadod

Extrait de l’entretien Les Belles Lettres avec Nahal Tajadod, Mars 2021 (accès au document complet):

LBL : Vous avez divisé votre histoire en trois grandes parties : avant, avec, après (la rencontre entre Shams et Rûmî). Pourtant, dès le début du livre, vous placez le narrateur (Shams) dans l’au-delà : tout ce qu’il nous raconte est déjà à la fois inévitable et révolu. Pourquoi avez-vous voulu maintenir malgré tout cette tripartition ?

Nahal Tajadod : J’ai pris pour point de départ une des phrases de Rûmî : « j’étais cru, je devins cuit, je fus calciné » et je l’ai interprétée ainsi : avant Shams, avec Shams, après Shams. « L’Affamé » étant le livre de Shams, la tripartition agit en miroir de celle de Rûmî. Cette fois-ci c’est Shams qui raconte son avant, son avec, et son après Rûmî. Je dis toujours qu’on ne peut pas parler de Shams sans parler de Rûmî et vice-versa. C’est-à-dire qu’ils finissent par devenir un seul et même être. Rûmî a ainsi écrit un recueil de poèmes dont le titre est « Le Livre de Shams de Tabriz ». Dans les écrits de Rûmî, il y a beaucoup de passages qui témoignent de ce lien absolu, de cette union entre Shams et Rûmî, je pense notamment à celui où un des disciples de Rûmî se lamente du départ de Shams. Rûmî prend alors une mèche de ses cheveux et lui rétorque : « sur cette seule mèche, il y a des milliers de Shams ». C’est le but d’une voie mystique, ésotérique : l’union. Une union de l’homme avec Dieu, bien sûr, mais aussi de deux hommes, de la nature entière, pour arriver à Dieu toujours.

LBL : Votre livre est cadencé par des contradictions non résolues justement. Cela est et cela n’est pas. La parole permet le silence, l’union nécessite la séparation, la joie, la tristesse ; le maître devient disciple, et inversement. Shams passe d’un état à un autre, se contredit souvent quelques pages plus loin. Comme si les mots devaient de toute façon échouer à englober la vérité du sens. Cette conscience de notre fugitivité face à la transcendance divine, est-elle un des attributs du mystique soufi ?

Nahal Tajadod : L’union des contraires est un des thèmes majeurs du soufisme. Il y a des centaines de vers de Rûmî qui célèbrent l’union des contraires : je suis le vieux, le jeune, l’enfant, le mourant, le baume, la blessure… Rûmî cherche cette union, comme un des aboutissements de la voie mystique. Quand on arrive à un âge avancé, pouvoir garder les réflexes d’un enfant, sans renoncer toutefois à la sagesse, cela rejoint à la fois le soufisme et le taoïsme. Lao-Tseu veut d’ailleurs dire « l’enfant vieux » en chinois. Comme je le disais plus haut, l’union de deux êtres est tout aussi importante dans le soufisme : quand on dit « je t’aime », on ne le dit pas qu’à une personne mais à un Tout. Il n’y a plus de séparation entre les objets inanimés, la nature, l’être aimé. C’est ce que le bouddhisme va désigner par le mot compassion, cette proximité entre les êtres, la nature et Dieu. Tout communique et tout est un.

LBL : À ce propos, un autre attribut mystique revient souvent dans le livre : la médiation de l’amant pour se rapprocher de Dieu. Pourriez-vous nous en dire plus, sur cette continuité entre amour terrestre, incarnation corporelle, amour divin, élévation de l’âme ? Dans « L’Affamé », vous évoquez notamment deux personnages qui en font l’expérience et que Shams rencontre avant de rejoindre Rûmî : Ibn Arabi et Owhad al-Dîn Kermânî.

Nahal Tajadod : Cette question de l’amant représente un écueil en Iran, en particulier pour Owhad al-Dîn Kermânî, qui fut un très grand poète mystique. Owhad s’intéressait explicitement aux éphèbes, ces jeunes adolescents dont il contemplait la beauté pour se rapprocher de Dieu. Certains ont balayé son attraction pour les hommes, jugée gênante, par le biais de la traduction. Comme en langue persane, il n’y a pas d’article, des traducteurs prenaient ainsi le parti de remplacer « il » par « elle ». Autre choix de traduction significatif : changer un « tu », qui désigne l’objet d’amour par un « Tu » divin, alors même qu’on est certain qu’il s’agissait de Shams, de Salâh ou de Hosâm dans le texte original. J’ai toujours essayé de coller aux textes, sans rien expurger. Pourquoi moi, au XXIe siècle, j’irais censurer leurs écrits ? Il y avait déjà débat au XIIIe siècle entre eux et apparemment cela continue ! Dans le cas d’Ibn Arabi, il s’agissait d’une femme. Mais cela pose toujours problème qu’un mystique voit dans les beaux yeux et la taille gracile d’une jeune femme un moyen d’élévation vers Dieu. Alors que pourtant, c’est un thème assez universel de prendre support sur la beauté concrète pour s’élever dans la méditation. Il n’y a rien de contradictoire dans ce tremplin physique vers le divin.

LBL : Encore aujourd’hui, la relation entre Rûmî et Shams divise en Iran : amitié, amour platonique, fraternel, charnel, ou tout cela à la fois ? Dans votre livre, vous ne vous prononcez pas, comme si cela était trop évident, trop profond aussi, pour être dépouillé. Qu’est-ce qui a guidé ce choix ?

Nahal Tajadod : En réalité, on ne peut pas connaître en détail le niveau d’intimité de leur relation. Je n’ai rien voulu cacher de leur union mais je n’ai pas non plus souhaité dire ce que je ne savais pas ; ce mystère me plaisait aussi. Qu’ils se soient aimés, c’est certain, au point d’en être métamorphosés totalement. Comment ils se sont aimés, cela reste leur secret.


Lecture de Nahal Tajadod « Les dits de Shams de Tabriz – L’Affamé » en iranien et en français | Court-métrage poétique de Atiq Rahimi © 2021

"Toi et moi" Djalāl ad-Dīn Rûmî


Heureux le moment où nous serons assis dans le palais
Toi et moi,
Avec deux formes et deux visages, mais une seule âme
Toi et moi.

Les couleurs du bosquet et les voix des oiseaux
confèreront l’immortalité
Au moment où nous entrerons dans le jardin
Toi et moi.

Les étoiles du ciel viendront nous regarder;
Nous leur montrerons la lune elle-même
Toi et moi.

Toi et moi,
Libérés de nous-mêmes, serons unis dans l’extase,
Joyeux et sans vaines paroles
Toi et moi.

Les oiseaux du ciel au brillant plumage
Auront le coeur dévoré d’envie
Dans ce lieu où nous irons si gaiement
Toi et moi.

Mais la grande merveille
C’est que toi et moi, blottis dans le même nid,
Nous nous trouvions en cet instant
L’un en Iraq, et l’autre en Khorāsān
Toi et moi.