Pourquoi les hommes accordent-­ils aux rôles un prix parfois supérieur au prix qu’ils accordent à leur propre vie ?  En vérité parce que leur vie n’a pas de prix, l’expression signifiant ici dans son ambiguïté que la vie est au­ delà de toute estimation publique, de tout étalonnage; et aussi qu’une telle richesse est, au regard du spectacle et de ses critères, une pauvreté insoutenable. Pour la société de consommation, la pauvreté est ce qui échappe au consommable. Réduire l’homme au consommateur passe donc pour un enrichissement, du point de vue spectaculaire. Plus on a de choses et de rôles, plus on est; ainsi en décide l’organisation de l’apparence. Mais du point de vue de la réalité vécue, ce qui se gagne en degré de pouvoir se perd d’autant dans la réalisation authentique. Ce qui se gagne en paraître se perd en être et en devoir ­être.

Dans son livre Médecine et Homme total, le docteur Solié constate à propos de l’extension effarante des maladies nerveuses : «Il n’y a pas de maladie en soi, de même qu’il n’y a pas de malade en soi, il n’y a qu’un être­ dans ­le­ monde authentique ou inauthentique»

La reconversion de l’énergie volée par le paraître en volonté de vivre authentiquement s’inscrit dans la dialectique de l’apparence. Déclenchant une réaction de défense quasi biologique, le refus de l’inauthentique a toutes les chances de détruire dans sa violence ceux qui n’ont cessé d’organiser le spectacle de l’aliénation. Ceux qui se font aujourd’hui une gloire d’être idoles, artistes, sociologues, penseurs, spécialistes de toutes les mises en scène devraient y réfléchir. Les explosions de colère populaire ne sont pas des accidents au même titre que l’éruption du Krakatoa.

« Nous voulons vivre, dit Pascal, dans l’idée des autres, dans une vie imaginaire et nous nous efforçons pour cela de paraître. Nous travaillons à embellir et à conserver cet être imaginaire et nous négligeons le véritable »

Originale au XVII° siècle, en un temps où le paraître se porte bien, où la crise de l’apparence organisée affleure à la seule conscience des plus lucides, la remarque de Pascal relève aujourd’hui, à l’heure où les valeurs se décomposent, de la banalité, de l’évidence pour tous.

Celui qui consomme se consume en inauthentique ; il nourrit le paraître au profit du spectacle et aux dépens de la vraie vie. Il meurt où il s’accroche parce qu’il s’accroche à des choses mortes ; à des marchandises, à des rôles.

Collectivement, il est possible de supprimer les rôles. La créativité spontanée et le sens de la fête qui se donnent libre cours dans les moments révolutionnaires en offrent de nombreux exemples. Quand la joie occupe le coeur du peuple, il n’y a ni chef ni mise en scène qui puisse s’en emparer. C’est seulement en affamant leur joie que l’on se rend maître des masses révolutionnaires ; en les empêchant d’aller plus loin et d’étendre leurs conquêtes.

Le rôle porte en soi le ridicule. Il n’y a que des rôles autour de toi ? Jettes-y ta désinvolture, ton humour, ta distanciation ; joue avec eux comme le chat avec la souris ; il se peut qu’à ce traitement, l’un ou l’autre de tes proches s’éveille à lui-même, découvre les conditions du dialogue. Egalement aliénants, tous les rôles ne sont d’ailleurs pas également méprisables.

La fin des rôles implique le triomphe de la subjectivité. (…) Le retour lucide à soi est le retour à la source des autres, à la source du social. Tant que la créativité individuelle ne sera pas mise au centre de l’organisation de la société, il n’y aura pas d’autres libertés pour les hommes que de détruire et d’être détruits. Si tu penses pour les autres, ils penseront pour toi. Celui qui pense pour toi te juge, il te réduit à sa norme, il t’abêtit, car la bêtise ne naît pas d’un manque d’intelligence, comme le croient les imbéciles, elle commence avec le renoncement, avec l’abandon de soi. C’est pourquoi, quiconque te demande raison et exige des comptes, traite le en juge, c’est à dire en ennemi.

Quiconque sait qu’il doit compter avec la collectivité doit d’abord se trouver, sans quoi il ne tirera des autres que sa propre négation.

Les hordes du profit, les drogués de l’argent fou, les pantins mécaniques qui n’ont d’intelligence que celle des engrenages, tels sont nos vrais ennemis. Les guerres mafieuses dont ils se déchirent entre eux ne sont pas les nôtres, ne nous concernent pas.

Ils connaissent tout de la mort car c’est la seule chose qu’ils savent donner. Ils ignorent tout des richesses que la vie dispense à qui sait les recueillir. C’est un territoire inconnu pour eux que la créativité et l’imagination dont chaque enfant, chaque femme, chaque homme dispose quand il est à l’écoute de sa volonté de vivre.

— Raoul Vaneigem ‘Appel à la vie contre la tyrannie étatique et marchande’ 2019