Le modèle de la « pensée rationnelle » nous invite à exclure les sens et à nous séparer du réel, donc de la nature, pour mieux l’analyser. L’individu moderne est séparé non seulement de la nature, mais des objets du monde, car il envisage son environnement de manière fonctionnelle.

La poésie et l’art de manière générique, permettent de laisser vivre une forme de « pensée sauvage », « matrice secondaire » de nos sociétés contemporaines. Nous allons montrer comment se mettre à l’écoute de la résonance des couleurs et des formes, comme l’artiste, ou se mettre à l’écoute de sa propre résonance au monde, comme le poète, nous permet de tisser des liens, de lancer des tentacules pour mieux entrer en relation avec l’environnement.

Entrer dans la démarche du poète ou de l’artiste pour « remettre des esprits dans la forêt » et se relier à l’environnement

Se mettre à l’écoute de la résonance des couleurs comme l’artiste, ou développer la perception sensible de son environnement (air, humidité, sons, vent) comme le poète, permet de s’extraire de la classe, des cases, des classifications, pour faire jouer la « pensée sauvage », cette intelligence que l’Inuit possédait, « ravivée par l’enseignement des mythes, […], un chuchotement des pierres, un bruissement » (Malaurie, 2015, p. 102). Aussi, le poète, comme l’animiste, se mettra à l’écoute des pierres, des animaux et du vent : « Écoute plus souvent / Les choses que les êtres / La voix du feu s’entend / Entends la voix de l’Eau / Écoute dans le vent / Le buisson en sanglots : C’est le souffle des ancêtres » murmure Birago Diop, poète africain.

De la « pensée sauvage » à la poésie

A l’image du Sarayaku, qui évoque la « forêt vivante », l’animiste ne voit pas avec les contours profanes (utilité, appropriation mercantile, fonctions pour l’Homme), mais avec le « cœur » qui fait silence sur le désir de capturer et de maîtriser, avec une conception sacrée qui conçoit les éléments de la forêt dans leur paradigme autonome de vie. On considère ici les éléments de la nature comme animés par l’esprit de vie, dans leur identité de sujet avec lequel communier, composer, entrer en rapport de force ou d’alliance.

Tandis que les premières nations ont intégré les lieux de science pour prendre en main leur destin, tout en se reliant à leur culture ancestrale, la posture du poète autorise l’expression du côté « animiste » des sociétés modernes. La poésie nous invite à remettre des esprits dans la forêt, comme le préconisait François Terrasson, soit réinjecter du symbole, du lien de réciprocité et d’amitié. Il s’agit ainsi pour l’artiste, d’opérer un renversement de paradigme lorsque ce n’est plus nous qui regardons la forêt, mais la forêt qui nous pénètre et nous appelle.

« Dans une forêt, j’ai senti à plusieurs reprises que ce n’était pas moi qui regardais la forêt. J’ai senti, certains jours, que c’étaient les arbres qui me regardaient, qui me parlaient« , nous dit André Marchand cité par François Laplantine. Ce dernier rappelle que « L’un des plus grands intérêts de la peinture – en particulier depuis Paul Klee – est de nous montrer qu’entre l’œil et le monde, les rôles tendent à tout moment à basculer » (Laplantine, 1996, p. 74-75)

Plasticité de l’artiste et du chaman ou l’immersion dans la physis

Pour le peintre Jean Dubuffet, « L’art ne vient pas coucher dans les lits qu’on a faits pour lui ; il se sauve aussitôt qu’on prononce son nom : ce qu’il aime c’est l’incognito. Ses meilleurs moments sont quand il oublie comment il s’appelle ».

Ce n’est pas l’apparence des choses que l’artiste tente de saisir, mais l’invisible : ainsi, l’artiste trop bien peigné que Rimbaud fustige renvoie à un artiste qui cherche à créer au lieu de se laisser pénétrer, ou à une œuvre qui se pense plutôt qu’elle ne se laisse saisir : « Baudelaire est le premier voyant, roi des poètes, un vrai Dieu. Encore a-t-il vécu dans un milieu trop artiste » (Rimbaud, 1965).

A l’image de la plasticité du chaman, l’artiste doit se délester de sa volonté dirigée. « On devrait dire : on me pense » (Rimbaud, 1965).

© Kenojuak Ashevak
© Kenojuak Ashevak

Comme Rimbaud dénigre le poète trop bien intentionné et l’invite à saisir plutôt qu’à construire, l’Inuit évite toute cristallisation en laissant de l’espace au discours et à l’appel de la nature. Ainsi, ce dernier dit à Malaurie que trop penser figera son savoir et l’empêchera d’être un bon chasseur à l’écoute de son intuition.

On saisit ici la proximité entre le peintre naturaliste – chasseur d’images – et le chasseur animiste, qui doivent faire silence en se délestant d’une volonté préconçue, pour se mettre en relation avec la nature et ses mouvements, et accéder à une perception inspirée qui est relation-union avec l’intention du sujet croqué ou avec l’intention de la proie à croquer.

Lien vers l’intégralité de l’article > Créer pour recréer le lien avec l’environnement (openedition.org)