Le sage taoïste vit en osmose avec les êtres et les choses. Il est à l’image de l’eau qui coule et se conforme au paysage qu’elle traverse. Au contraire, l’homme moderne veut modifier, changer, manipuler le monde et les autres pour qu’ils soient « mieux ». C’est à dire qu’ils correspondent à des critères, des normes qu’il fixe arbitrairement. Ainsi, l’homme, au lieu de s’identifier aux rythmes du Vivant, impose sa logique, sa rationalité.

Pour l’homme contemporain, la civilisation s’oppose à l’ordre naturel et le jardin à la française est une parfaite expression de cette volonté de contrainte. Il veut organiser la nature, la régler selon des symétries qui n’existent pas en dehors de son esprit.

On ne mesure pas suffisamment la peur, l’anxiété, qui demeurent derrière cette volonté de maîtriser. La nature est perçue comme l’ennemi, le loup, une puissance redoutable qui veut nous dévorer, qui veut la mort de l’homme. La peur habite les humains de cette société libérale avancée (…) C’est pour cela, à cause de cette peur, que l’homme contemporain veut maîtriser la nature, l’autre, sa propre vie, veut agir, contraindre, canaliser, sans voir que c’est justement cette volonté qui engendre les catastrophes, car c’est en se débattant que l’on se noie et en s’abandonnant que l’on flotte.

En voulant maîtriser la nature, il engendre les désastres écologiques, en voulant maîtriser l’autre, il invente le nazisme ou Pol Pot, en voulant maîtriser sa vie, il tombe dans la dépression. Dans leur volonté de tout maîtriser, les occidentaux sont un peu semblables à cet homme dont parle Tchouang Tseu qui passa dix années de sa vie auprès d’un maître pour apprendre à combattre les dragons jusqu’au jour où il comprit qu’il n’y avait pas de dragons dans le pays où il vivait.

D’où vient cette peur de la nature vierge, originelle, sauvage ? Simplement du fait que l’Occident est profondément dualiste. Il oppose toujours deux pôles qui se contredisent, se combattent. L’un des deux pôles est le bien, le bon, le vrai, l’ordre, la lumière, et l’autre est le mal, le faux, le désordre, le chaos, les ténèbres. Les idéologies occidentales sont toujours profondément dualistes.

Exactement comme la société occidentale ne supporte pas la nature sauvage et veut la maîtriser, de même nos dirigeants veulent contrôler la société. (…) Les pires criminels sont toujours des hommes qui ont tenté de ployer l’humanité à leurs idées « pour leur bien ». Robespierre, Mustapha Kemal, Franco, Mao, Pol Pot. A chaque fois, une « volonté de bien » les habitait avec passion. Ils voulaient agir, changer les choses, créer un monde meilleur, une société idéale, parfaite. Ce qui est complètement à l’opposé de l’idéal taoïste qui consiste à laisser les êtres et les choses comme elles sont sans tenter de les modifier.


Le roi taoïste

En combinant, manipulant, calculant, dirigeant, nos politiciens contemporains, sur ce point comme bien d’autres, se contentent de continuer le travail des rois de l’ancien régime. Cette attitude est en totale opposition avec celle du roi taoïste. Le roi taoïste est un roi éminemment paresseux qui n’intervient jamais dans les affaires du monde et « guide les hommes sans les contraindre » (Tao Te King). Il est à l’image du Tao, le grand paresseux cosmique, dénué de volonté, de pouvoir, de buts, d’objectifs, d’activités… et qui ordonne pourtant l’univers de manière secrète, sans le montrer, sans laisser de traces, sans donner aucun indice de son action. Il est une simple Présence, au coeur de toute chose; une Présence invisible. (…) Car l’ordre véritable ne surgit jamais d’une volonté humaine. Bien que le taoïsme soit profondément non-violent, il ne supprime pas les forces militaires ainsi que l’enseigne l’ermite Sin au Seigneur Wan.

Historiquement, cette conception d’un roi qui règne mais ne gouverne pas se retrouve en Chine dès l’origine, à l’époque des premiers souverains. Ces souverains de l’âge d’or sont représentés par les historiens chinois comme des êtres simples, bons, dénués d’ostentation.(…) L’être réellement supérieur est suffisamment humble pour choisir de demeurer caché, ou du moins pour se contenter d’une « condition ordinaire », comme ces grands maîtres soufis qui sont de simples artisans du bazar. D’ailleurs pour Lie Tseu, le fait qu’il y ait un dirigeant est déjà un signe de décadence. Il parle d’un temps primitif où « les animaux et les hommes habitaient et voyageaient ensemble« . Il précise que c’est lorsque « les hommes se furent donné des empereurs et des rois  que la défiance surgit et causa la séparation » entre le règne humain et le règle animal.

Taoïsme et matriarcat

Le taoïsme a toujours pris en exemple l’eau, le principe féminin, et dans ces sociétés primitives, ce sont les femmes qui assuraient la transmission héréditaire du nom. Par ailleurs, il est certain que la société chinoise fut à l’origine matriarcale. Certaines femmes de ces époques lointaines étaient d’une grande culture et écrivaient des poèmes remarquables ou des traités d’histoire comme Pan Chao (environ 100 av. JC). Puis la Chine devint une société patriarcale rigide où le père avait le droit de vendre sa femme et ses enfants.

L’idéal social taoïste que vécurent ces communautés paysannes est celui du géographe et penseur libertaire Elisée Reclus qui écrivait : « Notre destinée, c’est d’arriver à cet état de perfection idéale où les peuples n’auront plus besoin d’être sous la tutelle ou d’un gouvernement ou d’une nation; c’est l’absence de gouvernement, l’anarchie, la plus haute expression de l’ordre« .

Une telle société égalitaire peut sembler utopique mais ce sont plutôt les sociétés hierarchisées qui le sont. (…) Dans le Sangha original, le Bouddha avait lui aussi rejeté toute hiérarchie de fonction et il n’y avait aucune autorité suprême. Peu avant sa disparition, Ananda demanda au Bouddha de désigner un successeur. Il refusa et se contenta de répondre : « Soyez à vous-même votre propre île, votre propre refuge ». Le seigneur Gautama était donc un parfait libertaire.

Si elle survit à cette crise, l’humanité reviendra naturellement à un type de société taoïste. Elle retrouvera spontanément son harmonie première comme une branche d’arbre pliée reprend sa forme initiale, car la société taoïste est l’état normal d’une collectivité humaine.

ERIK SABLE "SAGESSE LIBERTAIRE TAOïste"