Quand les chrétiens commencèrent à se distinguer eux-mêmes des païens, le mot « païen » signifiait « campagnard ». Car les premiers centres du christianisme dans l’Empire Romain furent les grandes villes commerçantes : Antioche, Corinthe, Ephèse, Alexandrie, Rome. Dans les siècles où la religion nouvelle se propageait dans l’Empire, la richesse des villes y attirait la population des campagnes, et en l’an 37 av. JC déjà le gouvernement de Rome s’inquiétait du déclin de l’agriculture.

Le fait que le développement du christianisme soit un phénomène urbain, en un temps apparenté au nôtre par la prépondérance économique et culturelle de la grande ville, a nécessairement exercé une forte influence sur le caractère de la religion. Dans l’ensemble, la religion chrétienne a une allure nettement urbaine, et cette remarque ne s’applique pas seulement au catholicisme romain mais aussi au protestantisme, né comme on le sait, dans les villes bourgeoises d’Europe occidentale. A l’Est, il ne fallut pas moins de 1500 ans à l’évangélisation pour extirper les anciennes religions de la nature auxquelles s’accrochait obstinément la paysannerie. Certains traits du catholicisme orthodoxe, en Russie surtout, s’expliquent ainsi par la prépondérance de ce fond rural.

L’univers chrétien que nous connaissons est un monde incomplet où le sentiment et les symboles féminins de la vie n’ont pas été intégrés. Je suis convaincu pour ma part qu’il existe entre le climat moral du christianisme et l’univers naturel, une profonde et singulière incompatibilité. Il m’est impossible de relier Dieu le Père, Jésus Christ, les anges et les saints à l’univers où je suis. Quand je considère les arbres et les rochers, les nuages ou les étoiles dans le ciel, quand je regarde la mer ou un corps humain dénudé, je me trouve dans un monde auquel cette religion ne convient tout simplement pas.


La forme du christianisme diffère de la forme de la nature parce que l’Eglise et son atmosphère spirituelle sont des réalités fabriquées, alors que, hors de l’Eglise, nous nous trouvons dans un monde qui s’est développé organiquement.

Nous discernons ainsi pourquoi le christianisme que nous connaissons diffère pareillement du monde naturel. C’est dans une large mesure un édifice conceptuel, cohérent en lui-même, mais sans adéquation aux données naturelles que ses concepts prétendent représenter.

Il se pourrait que plusieurs idées centrales du christianisme aient été créés de toutes pièces, comme les villes où elles se développèrent. Dans le christianisme l’accent est mis sur la foi plus que sur l’expérience, et une grande importance a toujours été attachée à la formulation précise du dogme, de la doctrine ou du rite. Dès le début de son histoire, le christianisme rejeta la gnosis ou expérience directe de Dieu en faveur de la pistis ou confiance volontaire en la Révélation telle que certaines propositions théologiques en conservent le dépôt.

L’effort de l’Occident pour changer la physionomie de la nature par la science et la technologie plonge ses racines dans la cosmologie politique du christianisme. La principale préoccupation de quasiment toutes les disciplines scientifiques étaient la classification : l’identification minutieuse, rigoureuse et exhaustive des espèces (êtres vivants, corps chimiques, organes, maladies etc) ; cette attitude encouragea un atomisme discontinu dont les désavantages apparaissent paradoxalement dans la technologie même qu’il favorise. En passe d’étendre sa maîtrise technique au monde entier, l’homme découvre qu’on ne peut contrôler la nature de la même manière qu’on l’a étudiée, c’est à dire pièce par pièce. La nature a un caractère intégralement relationnel, et une interférence en un point déclenche d’imprévisibles réactions en chaîne. Le progrès technologique conçu de cette manière risque d’avoir les effets opposés à ceux que l’on attend.

Il apparaît de plus en plus que nous ne sommes pas placés dans un monde morcelé. Les grossières divisions entre esprit et nature, âme et corps, sujet et objet, sont de plus en plus considérées comme des fâcheuses conventions de langage. Ce sont des termes boiteux qui ne s’appliquent plus à un univers où tout est en interdépendance, un univers qui se présente comme un vaste complexe de relations subtilement équilibrées.

La spontanéité des petits enfants, incontestablement rebelles à une intégration sociale, est une spontanéité « embryonnaire », encore incoordonnée. Il parait alors impensable de socialiser ces enfants en permettant à cette spontanéité de se développer, et l’on cherche à les intégrer socialement en implantant tout un système de résistances et de peurs.

L’organisme se trouve alors scindé en un centre de décision et un centre d’inhibition. Aussi est-il rare de rencontrer une personne dotée d’une spontanéité qui se contrôle elle-même, cette formule nous semblant du reste complètement contradictoire. C’est comme si nous apprenions à nos enfants à marcher en soulevant leurs jambes avec les mains, au lieu de les mouvoir de l’intérieur.


Traduit du livre original « Nature, man and woman » 1958

Loin d’être une force, la dureté et la rigidité masculine que nous affectons ne sont rien d’autre qu’une paralysie émotionnelle. Nous nous cramponnons, non parce que nous sommes maîtres de nos sentiments, mais parce que nous en avons peur, comme nous avons peur de tout ce qui, en nous, est symbole de féminité et d’abandon.

« Celui qui connaît la virilité mais contient la féminité deviendra un bassin où s’accumule toute la force du Monde. Comme il est un bassin pour le Monde, il ne sera pas séparé de la force éternelle, Et ainsi il peut retourner à l’état de l’enfance » Lao Tseu, Tao Te King, XXVI

DIXIT | Synthèse de « La richesse ou l’argent », Matière à réflexion, d’Alan Watts