© 1987 Éditions HarperSanfrancisco

Extraits Chapitre I. LA CULTURE PREMIERE DES FEMMES – La Grande Mère originelle noire | WOMEN’S EARLY CULTURE : BEGINNINGS – The Original Black Mother  — Les extraits de cet ouvrage ont été traduits ici par mes soins, aucune traduction française n’étant disponible à ce jour.

Il est probable que les pratiques religieuses de la Crète antique (N.D.L.R : matriarcat et culte de la Déesse-Mère des îles de Crète et de Santorin) et de l’ancienne Egypte aient pris naissance en Afrique noire. Entre 7 000 et 6 000 avant J-C, le Sahara, alors terre riche et fertile, a vu prospérer une grande civilisation. Des représentations de la Déesse arborant des cornes (devenue ultérieurement la déesse-mère Isis, de l’Egypte antique) ont été trouvés dans des grottes sur un plateau désormais inaccessible, situé au centre du désert saharien (Tassili n’Ajjer – Algérie). Lorsque les terres fertiles se sont asséchées, vraisemblablement en raison d’un changement climatique, les individus se sont dispersés et dans tous les endroits où ils se sont sédentarisés, ils apportèrent avec eux la religion de la Déesse Noire, la Grande Mère d’Afrique.

 

« Déesse cornue » , peinture rupestre (Aouanrhet, Tassili n’Ajjer, Algérie) datant de 7 000 avant J-C Tassili n’Ajjer – UNESCO World Heritage Centre

Le continent africain a toujours accordé une grande importance à la Déesse-Mère. La Grande Déesse noire était considérée comme bisexuelle, c’est à dire qu’elle était l’agent de sa propre fertilité ; représentation de l’ancienne « sorcière » abritant un serpent dans son ventre, les africains la vénéraient de nombreuses façons. Mawu-Lisa, la créatrice des dieux du Dahomey – dont l’attribut était le serpent – était à la fois femelle et mâle, auto-fécondée, incarnation des énergies de la terre et de l’arc-en-ciel. Les africains concevaient que la Terre régnait sur le Ciel et ses dieux, la Terre étant source de toute force de vie : les dieux du Ciel sont ainsi les créations de la Terre Mère, elle les exhale comme elle les inhale.


Déesse-Mère Isis, Egypte antique, 330 avant J-C. Les familles royales d’Égypte antique étaient matriarcales, ainsi que celles des gens du peuple

Un travail minutieux de recherche reste à faire dans l’étude des mythologies et des croyances religieuses indigènes africaines, et en particulier dans l’étude comparative entre les mythologies africaines et le développement des autres religions du monde. Car ainsi qu’il est admis que l’humanité trouve son origine en Afrique, nos concepts et nos images du Sacré y trouvent aussi sans doute leur origine.

John G. Jackson, historien et écrivain panafricain américain, a longuement enquêté sur les origines africaines des religions égyptiennes, méditerranéennes et proche-orientales – le christianisme y compris ; bien que ses recherches sur la culture africaine à l’origine de toute culture du monde s’intitulent « Man, God and Civilization » (« L’homme, Dieu, et la civilisation » 1972) Jackson reconnaît pleinement les origines matriarcales et les influences de la structure sociale africaine. Jackson a consacré sa vie, à travers de longues recherches historiques, à souligner que ces anciennes sociétés africaines n’étaient ni « primitives » ni « sous-développées », mais qu’elles ont au contraire formé le berceau créatif du monde.


Au moment où les marchands d’esclaves européens et arabes et les envahisseurs coloniaux ont atteint l’Afrique, le développement culturel africain avait atteint son apogée ; le système social matriarcal, notamment sur la partie ouest africaine, était encore intact, et les peuples vénéraient toujours les déesses noires aux pouvoirs bisexuels, tout en participant aux processus cycliques de la Terre Mère avec des rituels sacrés. Ce sont ces modèles sociaux de parenté matrifocale, orientés vers le culte de la Déesse-Mère que les envahisseurs colonialistes ont dû briser pour imposer la domination impérialiste, l’esclavage et l’exploitation humaine.

Art Kota – Figure d’ancêtre mbulu-ngulu, gardien de reliquaire Kota-Ndassa (Gabon)

« Partout où l’islam et le christianisme ont empiété sur la vie des africains, l’intérêt des envahisseurs était d’interdire aux autochtones de faire perdurer leurs habitudes réglées sur les cycles agricoles et saisonniers. » Dennis Duerden, African Art—An Introduction (1968).

Ce modèle, le paradigme de l’impérialisme patriarcal, s’est reproduit à travers le monde – en Afrique, en Asie, en Amérique du Sud et du Nord (et c’est ce même modèle qui a été imposé avec succès par la Rome impériale sur sa colonie, l’Europe, au début de l’ère chrétienne ; un processus que nous étudierons dans le Chapitre 4 )

Mères du peuple Luba (Congo) dont les statues, garantes du sacré, se vendent honteusement des millions dans les salles de vente luxueuses des pilleurs occidentaux

Il était question pour les envahisseurs de briser les anciens groupements de parenté maternelle et les modes de vie africains basés sur le sacré, avec la volonté féroce de dérober leur terre, en pillant les ressources brutes et en exploitant le travail humain – les armées coloniales envoyèrent des missionnaires pour introduire les concepts abstraits et étrangers de « droit paternel » et d’un Dieu Père, ennemi de la Déesse-Mère.

Les missionnaires chrétiens prêchant le Père céleste et son fils, les musulmans porteurs du message d’Allah et de son prophète Muhammed ont rempli les mêmes fonctions colonisatrices : ils ont trouvé le peuple de la Mère – peuple honorant le principe de vie en accord avec les lois cosmiques – et en ont détruit les modes de vie. Puis ces envahisseurs ont redéfini ces autochtones comme des enfants arriérés devant se soumettre à un pouvoir religieux supérieur, distant et paternaliste. Toute exploitation découle d’une telle redéfinition.


Les puissances colonisatrices se sont convaincues qu’elles faisaient une faveur à leurs victimes, en les détachant de la Terre Mère pour les élever vers un principe transcendant – à travers fouets, dégradations, emprisonnements, famines et massacres – afin qu’ils puissent entrevoir à travers les larmes, un palais lointain et lumineux : la demeure du Père céleste (c’est-à-dire la patrie du colonisateur).

Le colonialisme impérialiste se considère toujours, officiellement, comme le garant de l’illumination spirituelle des peuples. De façon concrète, cela signifie que la Mère – ce qui relie les personnes par la chair et le sang – est détournée au nom d’un Dieu Père supérieur qui habite toujours dans un ailleurs lointain (…) C’est une déchirure majeure de tenter de séparer l’esprit humain de la Terre Mère et de ses processus cycliques, puis de vouloir rattacher, de force, cet esprit dissocié au « Ciel », c’est-à-dire à un principe distant, source abstraite de domination et de pouvoir. La résultante est la destruction de la mémoire du sang d’un peuple et de son identité passée ; d’autant plus que les colonisés ont tendance à conserver des histoires orales et que le patriarcat insiste sur le fait que seule l’histoire écrite est réelle.

Le livre ‘Les Damnés de la terre’ paraît en octobre 1961 alors que Frantz Fanon est mourant et que la violence coloniale se déchaîne avec la guerre d’Algérie. Le livre est interdit dès sa diffusion sous le chef d’inculpation d’ « atteinte à la sécurité intérieure de l’Etat »

Franz Fanon écrit dans « Les Damnés de la Terre » 1961 : « Le colonialisme ne se contente pas d’imposer sa domination sur le présent et l’avenir d’un pays dominé. Le colonialisme ne se contente pas de tenir un peuple sous son emprise et de vider le cerveau de l’indigène de toute forme et de tout contenu. Par une sorte de logique pervertie, il se tourne vers le passé des peuples opprimés, le déforme, le défigure et le détruit. Ce travail de dévalorisation de l’histoire précoloniale prend aujourd’hui une signification dialectique »

Le colonialisme (N.D.L.R. par extension tout impérialisme) est une forme de vampirisme qui renforce la belle image de l’empire colonisateur en aspirant les énergies de vie des peuples colonisés ; il reste juste assez de sang pour permettre au sujet colonial d’effectuer une journée de travail pour les objectifs de l’Empire. Ces énergies drainées ne le sont pas seulement du moment présent ou du futur, mais surtout du passé, de la mémoire elle-même : la continuité de l’identité d’un peuple et de chaque individu colonisé.


© Nancy Spero

Personne ne reconnaît mieux ce processus que les femmes ; car le sexe féminin a fonctionné comme une colonie du pouvoir patriarcal depuis plusieurs milliers d’années. Nos cerveaux ont été vidés de toute mémoire de notre propre histoire matriarcale, et la puissance colonisatrice patriarcale nie systématiquement qu’une telle histoire ait pu un jour exister. Le pouvoir colonisateur patriarcal méprise nos tentatives de redécouvrir et de célébrer nos anciens matriarcats comme des réalités historiques.

Mais nous continuerons à creuser dans les ruines, cherchant sans relâche l’énergie de la mémoire, en ayant la certitude que la reconstruction de l’histoire ancienne des femmes a un potentiel révolutionnaire égal à celui de tout mouvement politique actuel.

Sur le plan politique, je définis donc les matriarcats plutôt comme des sociétés égalitaires basées sur le consensus. Au contraire, les patriarcats sont par principe des sociétés de domination même quand ils se présentent comme des démocraties formelles. (...) De part leur politique axée fondamentalement sur la paix, les sociétés matriarcales sont des modèles importants pour les sociétés futures, justes et pacifiques, au-delà du patriarcat.  — Heide Goettner-Abendroth, philosophe et anthropologue