Les sciences occidentales sont imprégnées d’influences chrétiennes, particulièrement d’une forme d’universalisme porté par la nécessité de convertir tous les peuples à ce monothéisme, qui non seulement ne pouvait accepter un monde de pluralités spirituelles (animistes, totémistes, polythéistes, panthéistes, païennes, etc) mais aussi a cherché à évincer les pouvoirs spirituels du féminin au profit du père, du fils et du saint-esprit*.
Les trois religions dites du Livre ont dû composer localement avec l’histoire et la pratique spirituelle des lieux, construisant certaines églises, temples ou mosquées sur des lieux sacrés d’avant, spécialisant des prêtres comme exorcistes de supposés démons prenant possession des gens, et laissant faire des thérapeutes préislamiques pour soigner des affections attribuées à des esprits. Partout dans le monde, des pratiques d’antan à l’égard d’une multiplicité d’entités continuent de s’adapter à des rituels chrétiens, en témoignent certaines formes de candomblé, umbanda ou autres cultes de matrice africaine au Brésil, à Cuba ou ailleurs. Dans les anciennes plantations esclavagistes, les pratiquants ont masqué des pierres porteuses de leurs esprits par des autels de saints chrétiens.
L’invisibilisation historique plus ou moins violente qui a détaché les humains des anciens esprits des lieux a rendu difficile de comprendre ce que l’héritage a réussi à en préserver en Europe. Mais les langues en témoignent : pagans en occitan désigne à la fois le paysan et le païen. Empêché, puni et oublié, il reste à fleur de sol ce rapport au monde fondé sur des liens avec des lieux qui passent par la valorisation de leurs devenirs dans une géographie d’interconnexions entre toutes les formes du vivant en perpétuelle mouvance. Pour les Aborigènes, c’était le fondement de leur spiritualité taxée de totémique. Pour nous c’est peut-être une forme de néo-paganisme à mettre au goût du jour, avec et au-delà des propositions de Starhawk et de la montée en popularité de la figure des sorcières (Starhawk, « Rêver l’obscur. Femmes, magie et politique » Éditions Cambourakis, 2019).
Dans diverses traditions une myriade de lieux sont dits habités d’esprits, particulièrement les rochers, les arbres, les sources, les marais, les lacs et les estuaires, les rochers et les montagnes. Certains de ces lieux ont été désacralisés de leurs anciens systèmes de savoirs considérés comme païens par le christianisme qui les a associés à des saints particuliers pour des pèlerinages ou y construire des chapelles et des églises. Les sources en particulier ont ainsi été recyclées pour les bienfaits qu’elles apportaient depuis la nuit des temps, et les gens s’y rendent encore pour se soigner. D’autres lieux qui autrefois inspiraient la crainte pour être habités d’étranges entités, fées, nains, géants ou monstres divers, furent conjurés, oubliés ou détruits au cours de l’histoire. En ce sens, les « esprits » de l’eau douce, de la mer, du vent, du feu ou des étoiles ne sont pas des métaphores pour parler de la nature mais reconnaissent ce que les langues occidentales appellent « nature » comme des univers habités par des agents vis-à-vis desquels les humains et humaines ont des obligations au risque de catastrophes aux conséquences tant sociales qu’écologiques.
Les régions de France conservent une série de pratiques pour soigner les animaux, y compris par des offrandes dans des sources sacrées, dites bonnes fontaines dans le Limousin où d’autres fontaines sont réservées aux humains, ou bien encore aux intempéries ou à invoquer la pluie contre la sécheresse. Avec la christianisation, les fées, les nains et autres esprits des lieux des campagnes françaises ont été démonisés ou désamorcés comme des superstitions. Les anciennes fêtes des Arbres de mai qui célébraient la fertilité du printemps en autorisant des bacchanales sont devenues à la Révolution des arbres de la liberté puis des arbres plantés lors des élections locales comme un engagement de l’élu envers ses électeurs (Marie-France Houdart, « Arbre de Mai, Mai de l’élu. Quand l’arbre célèbre toujours le pouvoir de la vie.« , Lamazière-Basse, Maïade, 2008)
Après des décennies de rationalité d’un supposé progrès fondé sur la supériorité de l’humain séparé du règne animal et d’autres formes du vivant, les recherches actuelles et les quêtes diverses pour affirmer l’intentionnalité du vivant non-humain, relèvent d’un désir de plus en plus prégnant de penser et ressentir le monde – ou plutôt des mondes – sans limiter la pensée à l’humain mais l’ouvrir à tous les flux qui traversent adultes et enfants permettant autant de liens avec des non-humain.es, avec d’autres qu’humain.es. En ce sens, l’humanité est appelée à redevenir « animal » ou « plante » et ressentir avec des sens aiguisés et entraînés autrement, écouter les chants de chaque milieu, discriminer les sons du bruit ambiant, flairer les odeurs spécifiques, traquer les signes de tout ce qui passe et trace au sol.
Barbara Glowczewski
« Esprits. Sentir-penser avec la terre », Vocabulaire critique et spéculatif des transitions [En ligne] le 08/06/2021> https://vocabulairedestransitions.fr/article-15
*La philosophe Émilie Hache ( » Le vol du sang. Relire la théologie chrétienne à l’aune de Gaïa « ) demande si L’Église peut se remettre radicalement en question. L’encyclique « Laudato Si’ » est célébrée parce qu’elle fait le lien entre la pauvreté et la crise climatique, mais à aucun moment elle ne revient sur la domination masculine universelle, alors que l’Église chrétienne a largement contribué à l’entretenir au fil des siècles et qu’il s’agit d’une des causes principales du chaos politique et environnemental. L’essor des monothéismes s’est soldé par une éradication de tous les cultes des divinités féminines propres aux religions de la préhistoire et de l’antiquité. La pensée de la Création a mis fin à l’ancienne attention pour la génération et pour les cycles saisonniers. La croyance dans la résurrection a mis fin aux rituels qu’exigeaient antérieurement les morts. Pour que l’Église catholique accorde une place essentielle à la féminité, il ne s’agirait pas seulement que les prêtres aient le droit d’avoir une vie conjugale et sexuelle, ni que les femmes aient elles-mêmes accès à la prêtrise. Émilie Hache suggère de pousser plus loin la reconnaissance du féminin en adoptant trois révisions dogmatiques : 1) renoncer au dogme du péché originel ; 2) renoncer au Dieu unique, comme à la Trinité des trois personnes masculines ; 3) redonner une place sacrée à la génération, en intégrant au culte du sang dans l’Eucharistie une considération pour le sang menstruel. https://www.terrestres.org/2020/02/28/gaia-face-a-la-theologie/.
Entretien avec Barbara Glowczewski
Barbara Glowczewski travaille depuis 1979 comme anthropologue avec des Warlpiri et d’autres groupes autochtones d’Australie sur l’affirmation complémentaire des hommes et des femmes dans leurs systèmes totémiques, leur créativité rituelle et résistance à différentes formes de violences écocidaires ou policières. Directrice de recherche au CNRS (Laboratoire d’Anthropologie sociale au Collège de France), elle enseigne en études environnementales à l’EHESS.